Anne Kessler

Comédienne, sociétaire de la Comédie-Française (1989-1994-aujourd’hui)

2018 : nommée pour le Molière de la comédienne dans un spectacle de théâtre public pour L’Hôtel du libre-échange

Le silence de Molière : une fille méconnue

Coiffée d’une perruque grise et vêtue d’une robe bleu nuit recouverte de dentelle blanche sur les épaules et la poitrine, Danièle Lebrun entre côté jardin. Elle s’assied sur une banquette qui jouxte un miroir posé de biais au sol. Elle y restera jusqu’au salut, répondant aux questions de six spectateurs volontaires. Interrogeant le destin peu documenté d’Esprit-Madeleine Poquelin, Giovanni Macchia avait imaginé l’interview fictive de l’héritière par un jeune homme, dans Le silence de Molière. A l’occasion du 400e anniversaire de la naissance du « patron », Anne Kessler convoque le public à une conférence, au Studio Théâtre.

Molière et Armande Béjart eurent quatre enfants : Louis, en 1664, Marie, en 1668 et Pierre, en 1672 ne vécurent que quelques semaines ou quelques mois. Seule Esprit-Madeleine Poquelin atteint l’âge adulte. Née en 1665 et décédée en 1723, elle préféra l’ombre au devant de la scène, en rupture avec sa lignée d’artistes. Enfant, elle monta sur les planches, d’abord dans Psyché. Son père lui écrivit, ensuite, le rôle de Louison, dans Le malade imaginaire. Il mourut à l’issue de la représentation de la pièce et Esprit-Madeleine, 8 ans, mis un terme à son éphémère carrière théâtrale. Les souvenirs qu’elle relate, ici, sont ceux d’une fillette. Elle relie sa vision à celle des écrits de son père, citant aussi bien les personnages de comédies que les membres de la troupe. Professionnellement et personnellement, elle compare Molière et Jean Racine, qui « par bonheur » n’était pas comédien. Elle évoque avec tendresse sa tante Madeleine, et constate le manque d’affection de sa mère, séparant difficilement la ville de la scène. Armande convola en seconde noce avec le comédien Guérin d’Estriché, dont elle eut un fils Nicolas, qui deviendra dramaturge. La jeune fille vivait, alors, dans un couvent mais ne prit pas le voile. Elle y apprit qu’une nouvelle infamante faisait d’elle le fruit d’un mariage incestueux, mais resta silencieuse face à ces abjections. Si elle était un personnage extrait d’une pièce de son père, ce serait Alceste.

Magistrale, Danièle Lebrun prête ses traits à la demoiselle sortie de l’imaginaire de Giovanni Macchia, grand connaisseur de Molière qui enseigna la littérature française en Italie. La pensionnaire livre avec retenue ou conviction l’histoire de cette discrète « fille de », dessinant le portrait de son illustre père. Bien que l’auteur ait brisé le silence entourant l’existence d’Esprit-Madeleine Poquelin, elle demeure un mystère.

Le silence de Molière est un seul en scène intriguant.

Le silence de Molière au Studio Théâtre (1er).
Du 9 au 27 février 2022.
Du mercredi au dimanche à 20h30.

L’hôtel du libre-échange : enfin au Français !

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Une célèbre comédie de Georges Feydeau fait son entrée au répertoire de la Comédie-Française. L’hôtel du libre-échange promet sécurité et discrétion aux aventures adultères. Angélique s’offusque à la lecture d’un prospectus promouvant les qualités de l’établissement de basse réputation. Pinglet, son époux, choisit ce lieu pour son escapade nocturne avec Marcelle, la femme de son ami et associé Paillardin. La publicité séduit également Victoire, la femme de chambre de Pinglet qui désire y initier à l’amour Maxime, le neveu de Paillardin. Mathieu et ses quatre filles y séjournent également, en attendant de trouver un meilleur gîte dans la capitale.

Habitué à concevoir des costumes pour la maison de Molière, Christian Lacroix y crée, cette fois, outre de superbes tenues, ses premiers décors de théâtre simples et ravissants. Le bureau de Pinglet s’articule autour d’un plateau posé sur des tréteaux dans un style épuré et élégant. Le grand couturier scinde ensuite astucieusement la scène en trois espaces afin de créer deux chambres et le couloir de l’hôtel.

Isabelle Nanty signe la mise en scène, plutôt classique, de ce vaudeville plein de quiproquos. Pour sa première mise en scène au français, elle dirige une distribution de belle envergure. Michel Vuillermoz campe un Pinglet marié de longue date à l’acariâtre Angélique (Anne Kessler), mais épris de Marcelle Paillardin (Florence Viala), craintive rêveuse excédée par le manque d’intérêt de son routinier de mari (Jérôme Pouly). Comme à l’accoutumé, Christian Hecq endosse le rôle du pitre. Il s’agit ici du provincial Mathieu flanqué de son bouillonnant essaim de jeunes filles. Laurent Lafitte compose, lui, le ténébreux tenancier Bastien qui chante les louanges de son hôtel borgne derrière un rideau lumineux. Boulot (Bakary Sangaré), son acolyte se montre plus consciencieux et moins téméraire dans l’accomplissement de son travail. Enfin, Pauline Clément et Julien Frison se révèlent impayables : elle en femme de chambre effrontée et malicieuse, et lui en jeune garçon studieux. Sous la houlette d’Isabelle Nanty, la troupe s’approprie joyeusement cette pièce si connue et pourtant encore inédite au sein de l’institution.

L’hôtel du libre-échange est une vaudeville à la mécanique bien huilée.

L’hôtel du libre-échange à la Comédie-Française (1er).
Du 20 mai au 25 juillet 2017.

La maison de Bernarda Alba : violence et esthétisme

© E.C.

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La maison de Bernarda Alba entre au répertoire de la Comédien-Française, près de quatre-vingt ans après son écriture. Longtemps censuré, ce drame de Federico García Lorca dénonçant la société verrouillée sous le régime de Franco se focalise sur les femmes dans les années 1930, en Andalousie. Bernarda Alba impose un deuil de huit ans à sa famille à la mort de son second époux. Agées de 20 à 39 ans, chacune de ses cinq filles appréhende différemment cette nouvelle vie en captivité. Angustias (Anne Kessler), l’ainée, issue du premier mariage de Bernarda Alba et seule pourvue d’une importante dot, prépare son mariage avec Pepe le Romano. L’ombre de cet homme dans la maison déchaine les jalousies : celle d’Adela, éprise du jeune homme et celle de Martirio (Jennifer Decker), persuadée qu’elle ne se mariera jamais à cause des années de veuvage.

Dans un style mauresque, une dentelle en fer cloisonne l’espace. Dans ce décor conçu par Andrew D. Edwards, Lilo Baur dirige la troupe avec esthétisme, notamment lors des scènes sans dialogue. Derrière leurs fins barreaux, les filles observent le départ des hommes « aux champs » ou la lapidation d’une fille-mère infanticide. Ces scènes extérieures en filigrane accentuent l’oppression de ces femmes recluses dans la demeure familiale. La metteur en scène suisse choisit, en outre, d’utiliser la musique originale de Mich Ochowiak d’une façon cinématographique, pour appuyer certaines répliques et de faire monter sur scène Pepe le Romano. Objet du désir, ce personnage bien qu’omniprésent dans le texte, reste normalement absent.

Dans cette société conservatrice, alors que les hommes travaillent, les femmes brodent autour de l’imposante robe de mariée d’Angustias qui trône sur un mannequin. Elle représente, avec la robe de jeune fille d’Adela, la seule tenue lumineuse créée par Agnès Falque. L’ensemble des autres costumes sobres et sombres siéent au deuil.

Elsa Lepoivre est épatante dans le rôle de Poncia, l’employée de maison qui conseille et met en garde les membres de la famille. Toujours magistrale, Cécile Brune campe l’impitoyable Bernarda, soucieuse des apparences et des traditions. Qu’elle tourbillonne dans une pluie de plumes ou batifole sous une averse avec Elliot Jenicot (l’ombre de Pepe le Romano), la délicate Adeline d’Hermy incarne Adela, la benjamine, un petit oiseau désireux de s’échapper de sa cage. Enfin, la délicieuse Florence Viala endosse le rôle de Maria Josefa, dont la sénilité provoque tantôt les rires, tantôt l’effroi avec ses divagations prémonitoires. Ce personnage partage avec les servantes à la langue bien pendue l’humour de cette pièce engagée et militante écrite par Federico García Lorca en 1936, deux moins seulement avant qu’il ne soit fusillé par les franquistes.

La maison de Bernarda Alba est un drame violent et esthétique à la distribution impeccable.

La maison de Bernarda Alba à la Comédie-Française (1er).
Du 23 mai au 25 juillet 2015.

Les heures souterraines : intenses récits de deux silhouettes furtives

© E.C.

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Mathilde et Thibault ne se connaissent pas. Leurs quotidiens s’équivalent. Chaque jour, ils redeviennent ces silhouettes furtives dans une ville sans cesse en mouvement. En ce 20 mai, un renoncement bouleverse leur routine. Elle quitte un patron obsédant et lui, une maîtresse distante. Les heures souterraines de Delphine de Vigan retrace une journée ordinaire dans la vie de deux personnages. L’auteur dépeint la violence silencieuse sans succomber aux appels du pathos. L’adaptation d’Anne Loiret du roman éponyme paru en 2009 conserve un style littéraire. Les monologues s’enchainent et se répondent dans cette pièce pleine de vie. Les spectateurs entendent les pensées des deux terriens en détresse qui survivent courageusement dans une jungle urbaine. Les récits captivent, l’envie d’une interaction titille, les comédiens n’échangeront, pourtant, aucune réplique. Leurs regards se croisent, leurs corps se frôlent, leurs mains s’effleurent, dans une mise en scène délicate d’Anne Kessler.

Mathilde a un bon poste dans une grande entreprise, mais depuis quelques mois, cette mère veuve n’a plus rien à faire. Reléguée dans un placard dépourvu d’outils de travail, elle décide de ne plus subir Jacques, son supérieur hiérarchique responsable de cette situation. Thibault travaille aux Urgences Médicales de Paris, un emploi qui le confronte à de nombreuses situations. Il pourrait dire qu’il a tout vu, de l’employé de bureau pressé qui le convoque dans son bureau à l’appartement rempli d’immondice d’une vieille dame isolée qui ne sort plus de chez elle. Tous deux, rongés par la solitude, rêvent de rencontrer une personne qui partagera leur vie.

Le gris prédomine sur la scène de la Salle Réjane. La scénographie avive l’atmosphère urbaine, froide et hermétique. Jean Haas opte pour un mobilier au design minimaliste avec certains éléments mobiles et d’autres fixes. Des vidéos de la circulation parisienne projetées sur l’un des murs recouverts de motifs de briques illustrent les déplacements des personnages. Thibault sillonne la ville au volant de sa voiture, afin de se rendre aux adresses que lui indique le standard. Mathilde emprunte, quant à elle, le métro puis le RER pour se rendre à son bureau. Devant ce dispositif qui simule un rythme effréné, Thierry Fremont et Anne Loiret, en osmose, incarnent brillamment des personnages sensibles, pensifs et profondément humains.

Les heures souterraines est une pièce captivante sur les villes de grande solitude, menée par de talentueux comédiens.

Les heures souterraines à la Salle Réjane (9e).
A partir du 12 mai 2015.
Du mardi au samedi à 21h, les samedis à 17h et les dimanches à 15h30.

La double inconstance : une mise en scène audacieuse au Français

© E.C.

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Salle Richelieu, le lever de rideau dévoile la reproduction du foyer des artistes. Les comédiens paraissent répéter La double inconstance de Marivaux. C’est la mise en scène audacieuse qu’imagine Anne Kessler.

Le Prince fait enlever et garde en son palais Silvia, sur laquelle il a jeté son dévolu. La jeune villageoise est éprise d’un autre : Arlequin. Trivelin et Flaminia s’attellent à délier les deux amants qui ne résistent pas longtemps à l’habileté de cette dernière. Sylvia s’éprend d’un officier lui faisant la cour, qui n’est autre que le Prince tandis qu’Arlequin tombe sous le charme des paroles de Flaminia. Deux mariages résultent de la double inconstance.

Les préparatifs de ces noces constituent le point de départ du travail d’Anne Kessler qui établit un parallèle avec la conception d’une pièce. Des répétitions de l’acte I et du filage de l’acte II découlent le spectacle de la scène finale. Les costumes de Renato Bianchi évoluent de même tout au long de la pièce. Des tenues de ville se parent d’apparats pour faire place à des vêtements plus fastueux, tandis que les accessoires actuels (sac à main, lunettes de soleil, baladeur mp3…), présents au début de la pièce, disparaissent.

A partir du sombre sujet – la corruption d’un amour sincère -, Anne Kessler conçoit une pièce pleine de légèreté et de gaieté. Le magnifique décor de Jacques Gabel grouille d’élèves-comédiens qui s’agitent. Tantôt simple figurants, tantôt musiciens, tantôt jouer de badminton, leur présence en devient parfois pesante.

Une merveilleuse distribution sublime la langue de Marivaux. Loïc Corbery, en Prince séducteur peu scrupuleux, forme avec Florence Viala, la touchante manipulatrice Flaminia, un couple complice précurseur des Liaisons dangereuses. Le ténébreux Éric Génovèse et la coquette Georgia Scalliet conspirent avec eux, dans les rôles de Trivelin et Lisette. Adeline d’Hermy campe l’innocence de la femme-enfant Silvia, et Stéphane Varupenne, l’inconstance d’Arlequin. Enfin, Catherine Salviat se travestit en un étrange seigneur.

La double inconstance est une pièce intemporelle pour laquelle Anne Kessler réussit le pari d’un mise en scène originale.

La double inconstance à la Comédie-Française (1er).
Du 29 novembre 2014 au 1er mars 2015.