Pauline de Thieulloy

Comédienne

Les Damnés : choc au Français

© E.C.

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Les réalisateurs puisent régulièrement leurs inspirations au théâtre, comme en témoigne Juste la fin du monde, le dernier film de Xavier Dolan. La réciproque se confirme au Français, avec Les Damnés de Luchino Visconti. Après une création cet été au festival d’Avignon, Ivo van Hove monte l’adaptation du drame germano-italien dans l’espace plus confiné de la Salle Richelieu. Le metteur en scène belge utilise abondamment la vidéo. Des cadreurs se déplacent sur les planches et saisissent au plus près les émotions des comédiens. La pièce s’ouvre par une présentation des personnages en gros plan sur l’écran géant placé au fond de la scène. Assis devant une coiffeuse de star, le baron Joachim von Essenbeck (Didier Sandre), patriarche, directeur des aciéries Essenbek regarde le portrait de son fils ainé mort à la guerre. Derrière lui, Janek (Sébastien Baulain) vêt Konstantin (Denis Podalydès), le second fils de Joachim. Sophie (Elsa Lepoivre), veuve du héros de guerre, affuble son fils Martin (Christophe Montenez) d’accessoires féminins. Herbert Thallman (Loïc Corbery), vice-président des aciéries Essenbek s’inquiète, tandis que son épouse Elisabeth (Adeline d’Hermy), la nièce de Joachim, peaufine son maquillage. Entrent, alors, Friedrich Bruckmann (Guillaume Gallienne), directeur technique des aciéries Essenbek et amant de Sophie, et Wolf von Aschenbach (Éric Génovèse), haupsturmführer des SS et membre de la famille. Ils conspirent ensemble, en vue d’un prochain mariage. Les cris d’Erika et Thilde, les filles d’Herbert et Elisabeth Thallman, interrompent les sombres dialogues. Les fillettes se précipitent vers Günther (Clément Hervieu-Léger), unique fils de Konstantin, qui joue de la clarinette basse. Tous trois lancent les festivité de l’anniversaire de Joachim. Les réjouissances sont de courtes durées et s’achèvent lorsque la famille apprend l’incendie du Reichstag.

Les rivalités familiales et la succession des décès évoque la tragédie grecque. Ivo van Hove expose nettement les rouages de cette dernière dans sa mise en scène. A chaque nouveau deuil, le sifflet d’une locomotive à vapeur résonne dans la salle. Des comédiens, dont la quantité varie, viennent se placer en quinconce au centre de la scène tels des pions d’un échiquier pendant que la victime rejoint son tombeau. Cette répétition accentue le drame. Les effusions de sang, en revanche, prêtent plutôt à rire, notamment lorsqu’un personnage verse un seau de liquide rouge sur un autre afin de le tuer.

Deux atmosphères s’opposent dans la pièce, clairement marquées dans la scénographie de Jan Versweyveld. La scène s’avère dénuée de décor, exception faite de l’écran géant. Les extrémités arborent, en revanche, cinq cercueils alignés, coté cour et le cadre glamour d’un studio hollywoodien, côté jardin. Les costumes raffinés d’An D’Huys s’accordent avec l’élégance de cet espace d’agrément. Des uniformes SS et SA suppléent, au fur et à mesure, les smoking et robes de soirée. Les Damnés traite, avant tout, de la naissance du nazisme. Des images d’archives s’intercalent aux projections des vidéos filmées en direct et à celles réalisées en amont par Tal Yarden. Des légendes s’inscrivent au bas de ces extraits historiques en noir et blanc. « Dachau, petite ville bavaroise, premier camp de concentration nazi, peuvent lire les spectateurs qui l’ignoreraient, 41 500 personnes y sont assassinées. » Aucun sous-titre ne s’incruste, en revanche, lorsque les comédiens s’expriment en allemand.

Le scénario du film sorti en 1970, coécrit par Nicola Badalucco, Enrico Medioli et Luchino Visconti, entre au répertoire de la Comédie-Française. L’institution propose majoritairement des œuvres classiques plébiscitées par un public composé d’habitués et d’occasionnels confiants. Ici, la découverte ne réside pas dans le texte, mais dans la mise en scène largement empreinte de la patte d’Ivo van Hove. Habillage sur scène, omniprésence de la vidéo, longues scènes de nudité et terrifiant final, il abuse des phénomènes de mode d’ordinaire tenus à distance des prudes regards de l’assemblée du Français. Simul et singulis, la devise reste de rigueur, puisque malgré l’étonnement généré par quelques choix de direction, la troupe ravit et excelle, comme toujours, dans son interprétation.

Les Damnés est une adaptation surprenante, outrancière et heurtante qui ne laisse pas indifférent.

Les Damnés à la Comédie-Française (1er).
Du 24 septembre 2016 au 13 janvier 2017.