Éric Ruf

Comédien, sociétaire de la Comédie-Française (1993-1998-2014) et administrateur général de la Comédie-Française depuis 2014

2007 : lauréat du Molière du comédien dans un second rôle pour Cyrano de Bergerac
2007 : lauréat du Molière du décorateur scénographe pour Cyrano de Bergerac
2016 : nommé pour le Molière du metteur en scène d’un spectacle de théâtre public pour Roméo et Juliette
2016 : nommé pour le Molière de la création visuelle pour 20 000 lieues sous les mers (avec Pascal Laajili)
2016 : lauréat du prix du meilleur créateur d’élément scénique du Syndicat de la critique pour 20 000 lieues sous les mers (avec Valérie Lesort et Carole Allemand)

Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… : Molière et sa troupe

Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… composent la troupe de Molière en 1663. L’effervescence règne à l’issue de la représentation de L’école des femmes. Les plus studieux peinent à contenir leurs camarades pour organiser l’assemblée générale. La dernière création fait recette autant que querelle. Suivront La critique de l’école des femmes, puis L’impromptu de Versailles. A l’occasion du 400ème anniversaire du « patron », Julie Deliquet scrute sa troupe au fil de ces trois productions. Elle cosigne avec Julie André et Agathe Peyrard une théâtre-réalité où s’entremêlent l’intendance de la maison à celle de la troupe, des liens amicaux à amoureux, des jeux d’enfants à ceux de scène, et des faits historiques. Pour sa troisième immersion au Français, la metteuse en scène glisse les comédiens dans les costumes, joliment conçus par Julie Scobeltzine, de leurs homologues du XVIIème siècle.

Elle scénographie avec Éric Ruf la pittoresque demeure de cette communauté qui partage tantôt un toit, tantôt les planches. Les décisions se prennent autour d’une vaste table en bois, à la lueur des bougies des lustres et des chandeliers. De virulentes disputes éclatent lors d’échanges d’idées et supplantent les instructions d’ordre domestique sur le lavage du linge. Une répétition à l’improviste avant une création devant le roi éclipse la fête de la Saint Jean. Dans une joyeuse pagaille, le public assiste à une tranche de vie de la maisonnée. Aux premières loges de la créativité collective, deux enfants grandissent dans cette auberge espagnole : Angélique (Paula Achache, Amalia Culiersi ou Louisa Jedwab), la fille de Du Croisy, et Jeannot (Marceau Adam Conan, Viggo Ferreira-Redier ou Raphaël Sebah), le fils de Mlle de Brie.

Impeccable Jean-Baptiste Poquelin dit Molière, Clément Bresson campe le chef de troupe. Florence Viala brille en Madeleine Béjart dite Mlle Béjart, expérimentée et affairée à plusieurs tâches. Fougueuse, Adeline d’Hermy incarne Armande Béjart dite Mlle Molière, fraîchement mariée qui s’apprête à faire ses débuts sous la réprobation maternelle. Simul et singulis chevillés aux corps, Pauline Clément, Sébastien Pouderoux et Serge Bagdassarian séduisent en Catherine Leclerc du Rosé dite Mlle De Brie, Charles Varlet dit La Grange, et Philibert Gassot dit Du Croisy. Ces quatre derniers furent les premiers sociétaires de la Comédie-Française en 1680. Guillaume Marcoureau dit Brécourt, 25 ans, ne fit, lui, qu’un furtif passage dans la troupe puisqu’il l’a quittera l’année suivante. Hervé Pierre campe cette nouvelle recrue tempétueuse. Sous les traits de Marquise-Thérèse de Gorla dite Mlle Du Parc, Elsa Lepoivre peste de ne pas faire partie de la distribution de L’école des femmes, avant de rechigner à jouer encore une façonnière. Souvent dissipés, parfois badins ou emportés, sociétaires et pensionnaires raniment cette petite démocratie. Dans une atmosphère brouillonne, le collectif désacralise Molière au profit de sa troupe.

Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… est un charmant voyage dans le temps.

Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… à la Comédie-Française (1er).
Du 17 juin au 25 juillet 2022.

Lucrèce Borgia : une séduisante reprise au Français

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L’alternance accoutume le public de la Comédie-Français à des comédiens interchangeables qui se glissent d’un jour à l’autre dans un même costume. La reprise de Lucrèce Borgia de Victor Hugo à la salle Richelieu diffère de la stricte application du troisième pilier du Français. Lors de sa création, Denis Podalydès attribuait le rôle titre à Guillaume Gallienne. Trois ans plus tard, il choisit Elsa Lepoivre. Cette redistribution modifie l’essence de la rencontre entre Lucrère Borgia et Gennaro, son fils caché. En outre, la noirceur du personnage principal s’atténue. Dans une mise en scène aux déplacements identiques, l’incroyable violence de la scène dans laquelle les princes vénitiens acculent la fille naturelle du pape perd en intensité. Les beaux tableaux, eux, demeurent entre la monumentale scénographie d’Éric Ruf et les somptueux costumes de Christian Lacroix.

Sublime, Elsa Lepoivre campe une Lucrèce Borgia moins cruelle et fondamentalement plus féminine. Le nouveau pensionnaire Gaël Kamilindi compose, lui, un Gennaro moins rebelle et plus candide que celui de Suliane Brahim. Le savoureux Éric Ruf reprend le rôle d’Alphonse d’Este, moins corvéable que son épouse le voudrait et risible dans son comportement face à elle. Thierry Hancisse compose un fabuleux Gubetta, perfide trublion assoiffé des manigances sadiques de sa maitresse. Enfin, la jeune garde de la Comédie-Français conquiert l’assemblée en papillonnant chez la princesse Negroni (Claire de La Rüe du Can). Julien Frison séduit dans son interprétation de Maffio Orsini, compagnon d’armes dévoué tandis que Benjamin Lavernhe amuse, en Oloferno Vitellozzo, perturbateur éméché. Si cette reprise de Lucrèce Borgia souffre de la comparaison avec sa « version originale », elle s’avère tout aussi réjouissante. Elle apparaît, par ailleurs, plus classique puisque les comédiens principaux retrouvent leur sexe originel.

Lucrèce Borgia est une tragédie magistrale à tous les niveaux.

Lucrèce Borgia à la Comédie-Française (1er).
Du 22 février au 28 mai 2017.

Bajazet : une tragédie triangulaire

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Une armée de chaussures recouvre la scène du théâtre du Vieux-Colombier cernée par un dédale d’armoires bigarrées. Symboles de féminité, ces escarpins, bottines et autres sandales plongent le public dans l’atmosphère féminine du sérail, lieu unique de la pièce Bajazet. Elles évoquent également l’absence. Parti assiéger Babylone, le sultan Amurat a transmis les pleins pouvoirs à Roxane, sa favorite. En son absence, le grand vizir Acomat, se sentant en disgrâce, conspire afin que Bajazet, le frère d’Amurat, devienne sultan. Il projette une rencontre entre ce dernier et Roxane afin qu’elle en tombe amoureuse. La sultane lui confèrerait ainsi le titre. L’intrigue se heurte néanmoins à l’amour qui lie en secret depuis l’enfance Bajazet et la princesse Atalide, émissaire de Roxane auprès de lui. D’autant que la sultane formule un ultimatum à son prétendant : le mariage ou la mort.

A la suite de l’annulation de La Cruche cassée que devait monter Jacques Lassalle, Éric Ruf décide de mettre en scène cette tragédie de Jean Racine. L’Orient s’efface, ici, au profit de l’antichambre d’une cour occidentale. « J’ai imaginé une clairière au milieu d’une forêt « armoirisée », comme on dirait arborisée », explique l’administrateur général. Sa scénographie, associée aux délicats costumes de Renato Bianchi, offre quelques belles images. Au cœur des complot politiques, il élude la passion et dépeint l’amour comme une maladie. Elle consume ou ronge Roxanne. Dans le triangle amoureux, le fléau épargne, en revanche, les deux amants. Bien qu’il soit moins mutique face à sa dulcinée, les expressions de Bajazet (Laurent Natrella) fluctuent de façon très subtile en présence des deux femmes. Atalide (Rebecca Marder), elle, manque cruellement de maturité face à sa rivale.

Difficile de captiver les spectateurs avec des alexandrins. Rompus à l’exercice, les comédiens du Français brillent dans cette langue poétique, à l’instar des deux « ainés » dans la première scène. Le malicieux Denis Podalydès maitrise parfaitement la duplicité d’Acomat, grand vizir et conspirateur machiavélique qui fait part de ses intentions à Osmin (Alain Lenglet), son confident. Avec fureur, Clotilde de Bayser campe, elle, une Roxanne qui s’enflamme par amour puis par vengeance. Plus discrètes, Anna Cervinka et Cécile Bouillot interprètent avec justesse Zaïre et Zatime, respectivement esclaves d’Atalide et de la sultane. Les comédiennes vêtues de robes fines et élégantes, souvent blanches, illuminent l’espace confiné et obscur du Vieux-Colombier qui attend l’issue inévitablement funeste de la pièce.

Bajazet est une tragédie rare à la mise en scène classique.

Bajazet au théâtre du Vieux-Colombier (6e).
Du 5 avril au 7 mai 2017.

Le Petit-Maître corrigé : retour conquérant au Français

© E.C.

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Riche idée que celle de Clément Hervieu-Léger de monter Le Petit-Maître corrigé à la salle Richelieu. Mal accueillie à sa création par la troupe de Molière en 1734, cette pièce de Marivaux ne survécut pas à sa seconde représentation. Près de trois siècles plus tard, elle revient pour la troisième. Le metteur en scène redore ce texte quasi inédit en lui conservant sa période originelle : le XVIIIème siècle.

Dorimond se rend en province pour y épouser Hortense, un bon parti. L’arrogance du jeune parisien déplait à sa fiancée qui décide de le corriger. Marton, sa suivante, entreprend la mission et débute par la transformation de Frontin, le valet de Rosimond. La légèreté de ton et le charme désuet de Marivaux fonctionnent, une fois de plus, avec cette confrontation entre parisiens et provinciaux. Les balades bucoliques se convertissent en batailles de stéréotypes, alimentés par l’un, confirmés par l’autre. Plus sages, la marquise et le comte font fi des différences pour unir leurs enfants.

Clément Hervieu-Léger dirige les comédiens au coeur de la nature sauvage si chère à Hortense et à laquelle Dorimond se montre si hostile. Sur le plateau recouvert de paille, se dresse une dune d’hautes herbes hasardeuses à sillonner pour la troupe qui revêt les costumes d’époque de Caroline de Vivaise. La scénographie d’Éric Ruf s’apparente à un tableau d’Hubert Robert, lorsque la végétation et la toile de fond qui s’enroule et se déroule au gré de l’intrigue se superposent,

L’espiègle Adeline d’Hermy mène le jeu d’une main de maitre dans le rôle de Marton. Elle forme un charmant couple avec Christophe Montenez, fabuleux Frontin, dont la voix ampoulée s’estompe peu à peu. Avec ses irrésistibles grimaces dédaigneuses, Loïc Corbery s’approprie, lui, le rôle ambiguë de Rosimond. Ce jeune garçon docile avec sa mère entretient une relation de camaraderie qui suggère l’homosexualité avec Dorante (Pierre Hancisse). Hortense et Dorimène convoitent toute deux le cœur de ce Petit-Maître. L’innocente Claire de La Rüe du Can interprète la jeune fille romantique qui refuse de se résigner et affronte l’extravagante amoureuse chevronnée Florence Viala. Enfin, tandis que Dominique Blanc empoigne le rôle de l’intransigeante marquise, Didier Sandre prête sa belle voix au tendre comte. Les applaudissements qui saluent la troupe restent, hélas, plus timides qu’à l’issue de Lucrèce Borgia ou Les damnés. Ces badinages champêtres méritent, pourtant, amplement une ovation.

Le Petit-Maître corrigé est un véritable bijou présenté dans un écrin de verdure.

Le Petit-Maître corrigé à la Comédie-Française (1er).
Du 3 décembre 2016 au 24 avril 2017.

Roméo et Juliette : une belle adaptation au Français

© E.C.

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« O Roméo ! Roméo ! Pourquoi es-tu Roméo? Renie ton père et abdique ton nom ... » Le public connait assurément la célèbre scène du balcon de Roméo et Juliette. Maintes fois adaptée, la tragédie de William Shakespeare apparaît au rang des mythes, si bien que cette « pièce fantôme », comme la qualifie Éric Ruf, n’avait pas été montée au Français depuis plus de 60 ans. L’administrateur général de la maison remédie à cette absence. D’après une traduction de François-Victor Hugo, il déplace l’action en Italie du Sud, entre les années 1930 et 1940.

Les lumières de la salle Richelieu encore allumées, Bakary Sangaré émerge devant le rideau. De sa voix rocailleuse, le choeur annonce l’histoire des amants de Vérone et énonce les précautions d’usages concernant les téléphones portables et les photographies. Le rideau se lève sur une scène digne de bals populaires. Juché sur une estrade au fond de la scène, Serge Bagdassarian chante, façon crooner, devant un parterre de jeunes gens qui virevoltent. La liesse ne dure pas. La haine qui oppose les Montaigu et les Capulet la supplante vite. Dans son adaptation, Éric Ruf privilégie la vendetta entre les deux clans au romantisme. Au cœur de l’imposant décor composé d’immenses pans de mur gris, entre le folklore italien et les costumes homogènes des hommes, la tragédie s’opère dans une version édulcorée du Parrain. Christian Lacroix choisit des tons pâles pour ses créations harmonieuses où le rouge reste la couleur du sang versé particulièrement lors de la scène finale. Les spectateurs pénètrent, alors, dans les catacombes de Palerme où la dépouille de Juliette, debout dans son habit du dimanche, s’éveille, découvre Roméo mort et se poignarde à son tour.

Outre la mise en scène, l’adaptation séduit par la prestation de la troupe. Sous les traits de Jérémy Lopez, Roméo, l’antihéros apparaît un brin ténébreux. Face à lui, la frêle Suliane Brahim incarne une lumineuse Juliette, qui sautille sans cesse. La capricieuse fille des Capulet est bien entourée, entre un père déluré aux multiples facettes (Didier Sandre), une mère enfantine (Danièle Lebrun) et une nourrice protectrice (Claude Mathieu). Éric Ruf décide d’achever la pièce à la mort de Juliette et élude ainsi la réconciliation entre les deux familles. Ce choix cohérent prive malheureusement le public du retour sur scène de certains personnages, mais il ne lui en tient pas rigueur puisque les saluts se répètent et les applaudissements s’éternisent.

Roméo et Juliette est une belle et originale adaptation de l’oeuvre de Shakespeare.

Roméo et Juliette à la Comédie-Française (1er).
Du 5 décembre 2015 au 30 mai 2016.