Théâtre de l’Oeuvre

55 rue de Clichy. Paris (9e)

La Joconde parle enfin : Lisa adore papoter

La Joconde parle enfin sous la plume de Laurent Ruquier, au théâtre de l’Oeuvre. Véritable coup de maître, ce seul en scène captive les spectateurs plus d’une heure durant, avec l’histoire de Monna Lisa. Figée derrière un cadre et une vitrine, la magnétique Karina Marimon prend la pose et commence à s’adresser au public jusqu’à ce que Rodolphe Sand, à la mise en scène, la fasse sortir de l’encadrement. Il profite ensuite astucieusement de l’énergie retrouvée pour poursuivre la palpitante épopée.

Chef-d’oeuvre de renommée internationale, cette peinture à l’huile sur panneau de bois de peuplier de 77 × 53 fascine et soulève de nombreuses hypothèses. Agée de 24 ans depuis plus de cinq siècles, Lisa di Antonio Maria Gherardini vit à l’intérieur de son portrait. La finalisation de l’oeuvre commandée par son époux tarde en raison du perfectionnisme de Leonard de Vinci. Acquise par François Ier, puis passée de mains en mains avant d’être exposée au musée du Louvre, elle entend à longueur de journée, les commentaires ineptes ou ignares de ses furtifs admirateurs. Elle a aussi côtoyé les plus grands comme les Carter, Beyoncé et Jay-Z.

Laurent Ruquier réussit un pari aussi original qu’audacieux : donner la parole à celle qui fait tant parler. Mêlant recherches historiques, humour, références picturales et culture contemporaine, iI offre surtout un rôle sur mesure à la solaire Karina Marimon. Habitée, la comédienne ranime la Joconde, dément les rumeurs, ironise sur ses détracteurs, fustige les lanceuses de soupe ou se félicite d’avoir fait souffler un vent de sécurité après son enlèvement en 1911. Elle révèle également sa sublime voix en reprenant La Joconde de Barbara ou Une femme avec toi de Nicole Croisille. A l’instar d’une magicienne, elle est rejointe par un charmant assistant. Lors de leurs rares et impayables interactions, elle taquine ce jeune homme distrait, lent ou prude. Il déplace un encadrement et une caisse de transport. L’art prédomine dans la scénographie de Lucie Joliot, entre ces éléments multifonctionnels et la toile de fond de la célèbre œuvre. La Joconde n’y dévoilant que son buste, Fleur Demery axe ses costumes sur l’humour, avec de multiples couches et la coquetterie de l’époque. La reproduction paraît ainsi plus vrai que nature et à dimension humaine. Désormais condamnée à l’immobilité en raison de sa fragilité, la toile de Leonard de Vinci demeure une source d’inspiration inépuisable.

La Joconde parle enfin est un seul en scène bluffant.

La Joconde parle enfin au théâtre de l’Oeuvre (9e).
Depuis le 15 février 2024.
Du jeudi au samedi à 19h, les samedis à 16h et les dimanches à 17h.

L’effet miroir : des reflets aquatiques

L’effet miroir fait des ravages sur la scène du théâtre de l’Oeuvre. Théophile, écrivain en panne d’inspiration, végète en jogging depuis trois ans au grand désespoir de son épouse Irène, contrôleuse de gestion. Elle le presse de renouer avec le succès, comme cinq ans auparavant avec La chambre des amants. Théo s’affranchit des stratégies commerciales et soumet à son entourage son petit conte poétique et aquatique L’éveil du plancton. Au cour d’un dîner, avec William et Jeanne, son frère et sa belle-soeur, tous règlent leurs comptes avec l’auteur. Du bigorneau à l’oursin stérile, en passant par la sirène nymphomane ou la crevette, chacun se reconnaît et s’identifie à ces personnages pour enfants.

Un miroir, antiquité dénichée par Théophile, effraie son épouse et leurs hôtes lorsqu’ils y voient apparaître leurs reflets. Il trône au centre de la scénographie froide de Jean Haas, rehaussée par les lumières de Jean-Pascal Pracht. Dans le salon de William et Irène règne une atmosphère onirique propice aux emballements métaphoriques. Léonore Confino sonde l’égo de ses personnages et les accule sous des rebondissements existentiels. Julien Boisselier met en scène ce quatuor un brin déjanté, où chacun projette ses frustrations sur les écrits de Théophile. Le délicat François Vincentelli incarne ce poète dans l’âme. Sortie de sa léthargie créatrice, il est happé dans un tourbillon émotionnel. Survoltée, Caroline Anglade claque compulsivement ses talons sous les traits d’Irène. Plus terre à terre que son mari, elle s’occupe des aspects financiers et domestiques de leur foyer, de leurs jumelles et du cochon d’inde de ces dernières. L’inénarrable Jeanne Arènes compose Jeanne, thanatopractrice de son état, sorte de croisement entre Morticia Addams et Annie Hall. Elle rabroue son cher et tendre dès qu’il l’affuble d’un affectueux surnom tel que « mon sucre. » Eric Laugérias attendrit dans le rôle de ce dernier. Jaloux du talent, du physique et de l’oisiveté de son frère, William se décrit comme un « commercial jovial » et dissimule son état dépressif. Ces deux couples antinomiques autant sur le fond que sur la forme, se rejoignent dans leurs névroses.

L’effet miroir est une comédie sombre et détonante.

L’effet miroir au théâtre de l’Oeuvre (9e).
Du 12 octobre 2023 au 13 janvier 2024.
Du mercredi au samedi à 21h et les dimanches à 18h.

L’occupation : la jalousie par Romane Bohringer

© E.C.

Romane Bohringer se faufile sur scène, lance la musique puis ressort. Le musicien Christophe « Disco » Minck s’installe. La comédienne réapparait, un livre dans une main et une tasse dans l’autre, se dresse derrière le micro sur pied et lit le début de L’occupation d’Annie Ernaux. Elle introduit ainsi celle qu’elle va incarner sur la scène du théâtre de l’Oeuvre. Une femme d’une quarantaine d’années fraichement séparée de W. qui partageait sa vie depuis six ans. Lorsque cet homme s’éprend d’une autre, elle plonge dans une profonde jalousie ravivant la passion éteinte lorsqu’elle a décidé de rompre. Cette mystérieuse rivale l’obsède. Elle tente de découvrir l’identité de cette dernière tenue secrète par W. justifiant, même, sa frénésie inquisitrice, comme une douceur qu’elle s’accorde pour ne pas avoir cédé plus tôt à la tentation d’enquêter sur sa rivale. Entre la désillusion de ne pas être l’exception, l’unique, lorsqu’elle découvre l’âge de sa successeur et l’exaltation de sa quête, se niche la conscience d’être dans l’excès et d’incarner la jalousie dans toute sa splendeur et sa folie douce et amère.

Annie Ernaux décrit avec justesse cette occupation dans un roman où l’écriture, parfois crue, a une vocation cathartique. Pierre Pradinas signe une mise en scène énergique sur les planches chargées, côté cour, de matériel de musique. Christophe « Disco » Minck accompagne l’ardent récit de l’exaltée Romane Bohringer, envahie par l’obsession, sur le long chemin du deuil d’une relation.

L’occupation est le portrait d’une femme en proie à la jalousie.

L’occupation au théâtre de l’Oeuvre (9e).
Du 4 octobre au 2 décembre 2018.
Du jeudi au samedi à 19h et les dimanches à 17h30.

Tuyauterie : d’interrogatifs préliminaires

© E.C.

Il ne porte ni l’uniforme des soldats du feu ni celui des gradés de l’armée, pas même la blouse blanche du corps médical. Vêtu d’une combinaison agrémentée d’une ceinture porte-outils, il stimule, pourtant, la libido de sa cliente. Philippe Blasband interroge le fantasme du plombier dans Tuyauterie au théâtre de l’Oeuvre. Ravie du travail de l’artisan qui a débouché sa douche, une femme fraichement divorcée entame une parade nuptiale en nuisette. Sa proie se laisserait volontiers tenter mais, pas avant que la potentielle amante ne lui ait exposé ses motivations. Elle déchante vite face à l’insistance de la question.

Un receveur de douche constitue la pierre angulaire du décor. Un rideau et deux banquettes imitation fourrure blanche disposées de part et d’autre de la scène apportent un cadre sensuel à la tractation. Surexcitée, Tania Garbarski enchaîne les pauses lascives. Ses approches peu naturelles dont l’infructuosité semble désespérée provoquent l’hilarité. Elle se couvre, ensuite, et change de registre pour émouvoir avec le récit de ses déboires professionnels et sentimentaux. Poète, Charlie Dupont palabre et multiplie les bons mots et les propos imagés. Couple à la ville comme à la scène, ils campent avec éclat ces êtres dévoilant la profondeur derrière le stéréotype de façade, qui se découvriront d’insoupçonnés points communs. L’auteur met en scène ces comédiens en osmose. La pièce instruit, en outre, quelques spectateurs du fantasme féminin sur ces entrepreneurs qui s’occupent des canalisations, plus confidentiel que le sourire du plombier ou la raie du maçon.

Tuyauterie est une comédie erotico-sociétale.

Tuyauterie au théâtre de l’Oeuvre (9e).
Du 26 avril au 30 juin 2018.
Du mercredi au samedi à 21h.

Vous n’aurez pas ma haine : un cri du coeur

© E.C.

« Vous n’aurez pas ma haine », apostrophait Antoine Leiris après la mort de sa femme le 13 novembre 2015 au Bataclan. Benjamin Guillard met en scène ce poignant témoignage au théâtre de l’Oeuvre. Raphaël Personnaz lit la lettre ouverte publiée sur Facebook et incarne cet homme dévasté par le décès sa « Lune. » Qu’importe la cause, sa femme, la mère de son fils, est morte et ils devront vivre sans elle à présent. Assailli par le battage médiatique post-attentats et les témoignages compatissants, il se réfugie dans une bulle où seul compte Melvil, 17 mois, et sa routine de bébé qu’il faut préserver, coûte que coûte. Cet enfant et ses occupations procurent de la fraîcheur au récit, avec notamment une charmante anecdote sur des petits pots. Cette nouvelle relation à deux prend, alors, le pas sur tout le reste. Le jeune père colmate, comme il le peut, le vide laissé par l’absence d’Hélène auprès de leur fils.

La scénographie de Jean Haas évoque la singulière effervescence des jardins parisiens, avec des chaises en métal éparses sur la scène et les loisirs enfantins avec des origamis disposées ça et là. Benjamin Guillard propose une mise en scène inspirée dans ce modeste dédale. L’amorce d’un piano derrière un voilage blanc côté jardin assombri le tableau. Derrière cet instrument, Lucrèce Sassella, en alternance avec Donia Berriri, joue de douces mélodies transitoires dans la chronologie des évènements. La musicienne reste cachée jusqu’au salut ne laissant apparaître aux yeux du public que la vibrante prestation de Raphaël Personnaz, un homme en deuil se débattant avec ses émotions. Tantôt sobre, tantôt succombant à son chagrin, le comédien incarne avec justesse l’état de celui qui vient de perdre la femme qu’il aimait depuis douze ans.

Vous n’aurez pas ma haine est un récit adroitement porté sur scène.

Vous n’aurez pas ma haine au théâtre de l’Oeuvre (9e).
Du 2 mars au 14 avril 2018.
Du mercredi au samedi à 19h et les dimanches à 17h30.